L’AUTO-EDITION EST DEVENUE UN CHOIX PERTINENT
En 2021, 68.047 livres ont été publiés par les éditeurs traditionnels, soit plus de 186 par jour ! Et en ce qui concerne l'auto-édition (et l'édition à compte d'auteur), il faut ajouter à ces chiffres, pour l'année 2019, 15.451 titres déposés à la BnF. Il faut noter que 40% de ces ouvrages sont de la non-fiction (histoire, philosophie, sciences de l'homme, droit, économie, sciences et techniques). Et bien entendu, les livres numériques ne sont pas comptabilisés. Au cours des dix dernières années, le nombre de livres auto-édités déposés à la BnF a été multiplié par deux, et la courbe est régulièrement ascendante. Tout cela représente donc une masse absolument considérable de livres publiés, d'où il ressort que, si l'édition traditionnelle tient toujours le haut du pavé, et le tiendra sans doute encore très longtemps, la concurrence de l'auto-édition n'est pas du tout à négliger. On peut même dire que le monde de l'édition n'a jamais été aussi concurrentiel. En plus de quarante ans de journalisme professionnel au niveau international, et auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages tant par des maisons d'édition ayant pignon sur rue qu'en auto-édition, donc observateur du monde de l'écrit sous toutes ses formes, j'ai bien vu l'évolution du système. Il faudrait être aveugle pour ne pas s'en être aperçu. Ou être de mauvaise foi, comme certains. Jadis, un auteur qui n’était pas publié par les éditeurs traditionnels était considéré comme un médiocre, presque un raté, tout juste capable de scribouiller des pages et des pages sans intérêt, que méprisaient les esprits forts. C’est de moins en moins le cas aujourd'hui, surtout dans la non-fiction, où l'on trouve souvent des auteurs de grande qualité.
Il faut être conscient de la dissimilitude entre publication à compte d’auteur et auto-édition. La première émane d’une jungle dangereuse où pullulent des carnassiers avides, où l’on ne s’aventure qu’à ses risques et périls. La seconde est, en revanche, une alternative parfaitement valable et respectable. Dans mes domaines de prédilection et de travail – l'histoire, l'architecture et le patrimoine – je vois apparaître de plus en plus sur le marché de l'auto-édition des ouvrages passionnants, bien écrits et très documentés, rédigés par des spécialistes parfaitement estimables, expérimentés et compétents. Pourquoi ces auteurs ont-ils opté pour l'auto-édition ? Par lassitude d'innombrables refus ? Poussés par un désir touchant mais un peu puéril d'être édités coûte que coûte ? Bien sur que non. Le livre est certes un produit culturel, mais c'est avant tout un produit, qui est forcément soumis aux lois de l'économie. Et le choix d'une formule d'édition peut – et doit – prendre en compte un paramètre essentiel : la taille de son lectorat potentiel. Je ne parlerai pas de la fiction, dont la réussite ou l'échec dépendent de mécanismes bien particuliers, bien souvent plus liés au marketing d'opportunité qu'à une vision à long terme, quand ce n'est pas tout simplement le hasard. L’histoire de la littérature est une succession de coups de chance. Et ne rêvons pas : l’éditeur n’est pas un philanthrope découvreur de talents, c’est un commerçant à la recherche de profits, dont le jugement n’est d’ailleurs en rien un gage de la qualité ou de la médiocrité des manuscrits qu’il examine, et qu’il sanctionne d’un verdict sans appel. On ne compte plus les très grands auteurs qui ont vu leur travail refusé avec dédain des dizaines de fois avant, enfin, d’accéder plus ou moins fortuitement à la publication et d’atteindre le succès, parfois après d’interminables années de lutte contre le découragement. Il y a quelques années, un journaliste d'un grand quotidien britannique s'était amusé à envoyer à des éditeurs traditionnels fameux un roman de Jane Austen, reformaté comme un manuscrit original, en changeant simplement le titre et quelques noms : personne n'a reconnu ce classique de la littérature, et tout le monde l'a refusé. Un éditeur avait même pris la peine de retourner un petit billet explicatif, où il mentionnait que le texte ne valait pas tripette ! En France, les grandes maisons se sont petit à petit financiarisées et regroupées au sein de conglomérats internationaux, parfois plus liés au secteur de la communication que de l'édition, où beaucoup de stratégies sont basées sur une rentabilité à court terme et la recherche de profits rapides. Le roman sort, il est chez les libraires, il n'y reste généralement que quelques semaines, à quelques exceptions près, et puis il disparait. On pense au fameux sociologue Pierre Bourdieu, qui s'indignait de « la brutalité des bouleversements structurels qui ont été suscités par l'irruption d'une logique financière sans concessions dans le monde relativement protégé de l'édition française ».
Contrairement à la fiction, la non-fiction, dans toute la diversité des sujets que ce terme recouvre, présente plusieurs grands avantages : d'abord, elle est beaucoup plus pérenne que la fiction. On peut quasiment dire que, par leur nature même, il s'agit d'ouvrages de référence. Ensuite, elle s'adresse à un public nécessairement ciblé. Enfin, son but n'est pas forcément de viser des milliers d'exemplaires diffusés (et éventuellement, on l'espère, vendus), mais de mettre à disposition des passionnés des travaux qui vont les intéresser vraiment. Je perçois dans tous les changements de ces dernières années deux catégories qui se sont vigoureusement développées, et continuent de le faire : le régionalisme et les livres rares. Dans la plupart des régions de France, il existe aujourd'hui une multitude de petites maisons d'édition indépendantes, certaines carrément confidentielles, qui publient un nombre considérable de livres rédigés par de bons auteurs locaux, qu'il s'agisse d'histoire, de récits vécus ou de tourisme. Elles ont toute leur place, et sont vraiment à l'écoute. Parallèlement, pour ces sujets régionalistes, l'auto-édition est clairement en plein essor, et l'on dispose maintenant d'un choix important de titres, dont les sujets sont souvent très précis et géographiquement déterminés. Dans ce cas, l'auto-édition est aussi respectée que les autres solutions, et personne n'y trouve à redire. La plupart du temps, ces titres sont disponibles sur place, chez les libraires du coin, dans les musées et les sites, voire dans les maisons de la presse, directement chez l'auteur, et bien sur sur internet via les grandes plateformes. Cela représente une somme absolument considérable de documentations et d'informations précieuses, qui serait restée inconnue si l'auteur ne s'était pas engagé dans cette démarche, où son travail trouve non seulement un aboutissement valorisant, mais aussi un lectorat hautement motivé. Je connais même des historiens de grand renom qui ont choisi l'auto-édition pour publier des ouvrages sur des thèmes particulièrement pointus ne concernant qu'un territoire bien particulier. En outre – et c'est là un point sur lequel on n'insiste pas assez – le dépôt légal à la BnF assure indéfiniment une trace réelle, matérielle, de l'oeuvre, un ou plusieurs exemplaires sont conservés pour toujours, et permet donc à tout le monde d'accéder au livre dans une bibliothèque (ou même parfois sur internet s'il y a eu numérisation). Le livre existera toujours.
Il en est de même en ce qui concerne les livres rares. Par là, j'entends des ouvrages très particuliers, à haute valeur ajoutée, qui sont, soit la publication d'ouvrages tombés dans le domaine public, donc libres de droits, auxquels un auteur ajoute son analyse et ses commentaires, soit la publication de traductions originales de textes, là aussi, tombés dans le domaine public. C'est à la fois un travail de détective dans les bibliothèques et toutes les sources anciennes possibles – parfois dans les greniers et les brocantes ! - et une recherche scrupuleuse sur l'auteur original, son environnement, et le contexte de son livre. La palette des possibilités est immense pour un spécialiste dans tel ou tel domaine. En fait, il peut s'agir de grimoires médiévaux, de journaux intimes ou de correspondances d'une personnalité de jadis, ou encore – comme je le fais moi-même – de traductions commentées de publications historiques anglaises du XIXe siècle tombées injustement dans l'oubli. Evidemment – mais cela va sans dire – il faut disposer de toutes les connaissances, voire de l'autorité nécessaire pour se lancer dans de tels projets. Mais pour sa souplesse, l'auto-édition, toujours disponible à la demande et toujours protégée à la BnF, est idéale, opuscule ou gros pavé. Certes, ces livres ne déclencheront pas l'hystérie des foules comme un roman de Musso, de Thilliez, de Levy ou de Bussi, on n'y fera que bien peu d'argent - ce n'est d'ailleurs pas le but, il y a une part d'altruisme dans l'affaire - mais en revanche ils feront le bonheur des esprits curieux, des étudiants, des amateurs éclairés, des voyageurs avisés, et de tous ceux que l'univers de l'écrit fascine.
N'est-ce pas là une ambition exaltante ?